Janvier

Jeudi 7 janvier
Nouvelle année, nouvelles résolutions. Ma volonté première est de maîtriser de mieux en mieux mon travail et de regonfler à bloc ma paire de couilles, ceci écrit avec élégance. Ma relation avec Kate ne doit plus me miner jusqu'au trognon. Je suis condamné à respirer le bonheur. Non point être béat, mais m'épanouir suffisamment pour conquérir le monde.

Lundi 11 janvier
Gentil week-end avec Kate. Pas de transcendance il s'en faut de beaucoup, quelques altercations comme à l'accoutumée, mais de tendres passages sniffés pour maintenir mon équilibre.

Ce matin, ma Kate rate son train et me tient ainsi compagnie dans mon bureau. Le programme est surchargé et je dois procéder avec méthode et sérénité, sans négliger l'enthousiasme et la spontanéité.
Il est très tard. Chapeau melon et bottes de cuir, en ambiance de fond, achève de me faire tomber du nez vers ces petits carreaux.

Samedi 16 janvier
Journée au château d'Au. Elimination des toxines et renforcement des biceps à l'ordre du jour. Moyens simples, peu onéreux : caillasses et vélocipède.
Je charge et décharge à répétition avant d'aller pousser de la pédale.
Primo, faire le max de brouettées à verser pour que Maddy, consciencieuse comme un manœuvre de première, les étale de tout leur long. Les bras se chauffent, le manche s'adapte de mieux en mieux à la pogne, la tranche s'enfonce de plus en plus aisément, salope ! nom de dieu ! vas-y mon gars ! Une trentaine à la suite, ça vous dégage rapidos les pores et redonne un sens à votre physique ; la valeur de chaque muscle se dessine sous la chair.
Je ne m'arrêterai point là, on me connaît. Manier de la pelle ne peut me combler totalement.
Je convie Madeleine à une petite escapade sur deux roues, tous phares dehors. Chacun bien posé sur sa selle, la traversée d'Au commence ; nous passons devant le château Richard, et là le paysage s'annonce : montée à l'horizon... non, non, ascendance déjà sous nos fragiles pneus ! Maddy flanche de suite. Oh la la ! premier abandon ! « Tout à fait, tout à fait Thierry ! »
A l'air, le firmament pointe ses brillances et je décide de poursuivre l'aventure. Objectif : Marle. Un grave problème de gravité et d'inclinaison se révèle : les descentes ne sont jamais suffisamment pentues et durables pour aborder leur versant avec assez de puissance. Résultat : je suis contraint de jouer au con. Pousser fort, ho hisse, hardi les gars ! C'est beau certes, mais ça n'en finit pas. Et puis tous ces blaireaux d'empaffés qui se permettent de me doubler dans un sens, et de m'éblouir dans l'autre. Au piquet tous ces quatre-roues de mes deux !
Enfin, luisance chérie, Marle est là, à quelques tours de chaîne. Pas de répit pourtant. Les variations d'altitudes s'intensifient : je plonge vers le centre ville, puis grimpe vers la périphérie. Encore heureux que je n'ai pas hissé les voiles toutes vers Laon. La vieille ville m'eût achevé.
Pauvres de mes gambettes, le retour s'annonce plus rude encore. Il me faut coûte que coûte rejoindre le château. Je concentre toutes mes ressources, jusqu'à celles nichées derrière les lobes, pour me farcir en victorieux ces chiasses à couilles (juron favori bien qu’incompréhensible) de montées.
Devant la grille aux tulipes ès Maurice, je descends de ma monture, vanné, les guibolles flageolantes, mais heureux de cette épopée humaine, une des plus belles que la Thiérache ait connue.
Merci mon Dieu, de nous avoir doté de la mobilité. Journée finie, l'œuvre physique achevée, je retourne épanoui aux affaires.
Peut-être qu'un jour ma grosse me fera cet effet ressourçant, sait-on jamais...

Dimanche 17 janvier
L'actualité s'affadissait sans Saddam. Le voilà de retour, plus vigoureux et provocateur que jamais.
Bush va laisser sa merde au tout jeune Clinton. Good luck Bill !
Ce soir, le comique reprend ses droits : un tomahawk (missile américain) touché coulé par les Irakiens, se casse la gueule sur l'hôtel des journalistes du monde entier, à Bagdad, sans qu’un seul reporter finisse les tripes à l'air. Saddam est là : Poivre d'Arvor et moi on est aux anges.

Lundi 18 janvier
Début en trombe. Je redoutais depuis quelques semaines ce mois de janvier : sorties de fêtes alliées à des charges énormes. Le coup de massue est plus violent que prévu : la banque Scalbert & Dupont de la sebm refuse de prendre à l'escompte les traites de la seru, soit 200 000 F, alors que les précédentes ont toutes été honorées sans aucun problème. Injustice absolue. Nous en saurons plus dans les jours qui viennent.

Mardi 19 janvier
Pitoyable soirée des 7 d'or sur France 2. En bref : cérémonie gluante du parisianisme public. TF1 est quasiment exclue de la fête. Honteuse malhonnêteté de Bourges et de ses collaborateurs. Souhaitons leur un déficit encore plus monstrueux et un empalement définitif sur leurs récompenses.
Harlem Désir ne doit pas être au plus jouissif de sa forme. Son Mouvement est sous terre avant même d'avoir démarré. La gueule enfarinée, il déblatère ses inutiles espérances dans son adhésion à Génération écologie.
Mon cher Saddam poursuit ses tours de passe-passe.

Mercredi 20 janvier
Le coup de poignard porté à la sebm par la banque Scalbert & Dupont est intolérable. Fondement du refus systématique d'escompter les traites seru : tout le papier émanant de l'imprimerie et de l'édition est banni. Discrimination envers un secteur complet de l'économie. La Scalbert est pourtant une banque nationalisée depuis 1983 par le biais d'une prise de participation majoritaire du gan. Est-ce acceptable de subir Lang se secouant les frisettes à la Fureur de Lire et d'endurer les diktats exterminateurs d'une banque d'Etat ?
Il nous faudra allier stratégie et détermination car le service Infobanque m'a affirmé qu'il n'y a aucun moyen d'attaquer en justice une telle directive interne.
Vu les confessions de Mme Claude sur TF1. Conception très saine de son métier, de la femme et des relations humaines. Droite, logique dans sa tête, une femme rare, je me risque à l'écrire.
Je découvre un talent de comique, malgré lui, chez Fabius invité à la grand-messe de Cavada.

Jeudi 21 janvier
Madame Lenanan et sa banque Hervet commencent elles aussi à nous les tailler menu menu.
Bicentenaire de la décapitation du Roi Louis XVI. Est-ce le règne de Fanfan qui a redonné goût aux Français pour la royauté, mais une majorité de sondés désapprouve cet assassinat. Alors pourquoi garde-t-on en place les dirigeants héritiers de ce massacre ?

Dimanche 24 janvier
0h21. Infernaux ces mois qui défilent sans qu'on n'y puisse rien. Je suis là, au fond de mon dodo, griffonnant pour tenter de me détendre, et la sourde musique des bourrasques nocturnes me berce.
Samedi, journée au château d'Au avec Hermione, Karl et Maddy. La mission est de saison : remballer toutes les décorations de Noël qui ont embelli magnifiquement la salle à manger et le petit salon.
9h22. Le sommeil m'a enlevé avant l’achèvement. La tempête n'a pas chômé les heures passant. Arbres et sapins se balancent généreusement : à quelques mètres devant ma fenêtre, le tilleul joue de ses tentacules mais reste relativement roide ; derrière, dans une autre propriété, se profilent trois sapins qui vont et viennent sans retenue. Pour quelques heures la tempête donne à la flore la mobilité et l'expression qui lui manquent. Si ouragan il devait y avoir, j'espère qu'il ne viendra pas perdre son temps dans le Santerre, mais qu'il ira plutôt nettoyer les puants bouts de terre occupés par les Croates et les Serbes dans la feue Yougoslavie.
23h41. Kate n'a pu venir me voir aujourd'hui par suite de déficience de la sncf. Repas familial avec Heïm, puis après-midi dans la pommeraie pour faire disparaître la béance dans le mur de canisses.
Le vent souffle sans discontinuer à travers les champs plats. Il nous faut un étai digne de ce nom.
Faut-il le déplorer ? Un des chanteurs des Négresses vertes est mort par overdose.

Lundi 25 janvier
La fin du mois s'annonce plus pressante et les charges plus pesantes que jamais. Le travail de gestion, de calcul des coûts, de rationalisation de l'activité, d'économies tous azimuts, est pour le moins considérable.
Ce soir, l'indémodable, le formidable Drucker reçoit dans sa grande halle une bonne charretée de présentateurs du sacro-saint Vingt-Heure, depuis le pionnier Sabbagh jusqu'à l’élégante Chazal de TF1.

Samedi 30 janvier
1h02 du matin. Terrible semaine pour les finances. La baisse spectaculaire des rentrées de souscriptions, 375 000 F en janvier contre 614 000 F en décembre, alliée à de très lourdes charges, nous a obligé à de savantes contorsions.
Rarissime chez moi, je vais dire du bien d'une banque : le Crédit agricole, et en particulier M. Débloquet. Chargé de notre compte, s'est révélé un bon partenaire. Il augmente de manière conséquente notre ligne de découvert pendant un mois. Pour une fois, le bon sens fait surface.
Rencontre vendredi avec Lasile et Boulon, respectivement directeur commercial et chef des ventes de la Poste de la Somme. Là, rien d'enthousiasmant. Ils restent bien ancrés dans le fonctionnariat, même si leurs bretelles sont remontées par le Ministre de tutelle pour des impératifs de rendement non atteints.

Février à Juin

Mardi 2 février
Journée terrible : la police judiciaire est venue en nos locaux pour entendre la déposition de Alice suite à la plainte d'escroquerie faite par EFB pour une livraison de papier (valeur 80 000 francs) non réglée.
Gesticulations et braillements dans Durand la nuit sur TF1.

Vendredi 5 février
23h50. Dès demain matin, je file à Au. Kate reste chez elle pour étudier à fond, du moins je l'espère. Sa santé psychologique est en perdition. Elle doit se ressaisir au plus vite.
Nouvel acte de censure politique : la commission paritaire a été refusée pour VVF.
Le 30 janvier : 60 ans avant, Hitler parvenait au pouvoir. Quelle extraordinaire et terrible destinée de ce peintre asthmatique qui, emporté par une passion sans bornes, mena son pays jusqu'aux cimes de la puissance absolue puis dans les entrailles d’un gouffre incommensurable.


Lundi 8 février
Formidable week-end à Au, malgré un petit accident corporel.
Samedi, alors que Heïm, Vanessa, Alice et Karl vont visiter le château de Rozoy-sur-Serre, Hermione et moi nous adonnons sans faiblir au chargement, au transport, au déchargement et à l'étalement de la caillasse. Rythme soutenu pour ma pomme plus spécialement chargée de faire faire leur trajet aux deux brouettes, l'une d’elles se singularisant par un pneu raplapla qui me fait toucher la jante.
Rigolade que les écuries d'Augias, j'ai connu celles du château d'Au. Le sol couvert du feu plafond, entre les poutres pourries, le plâtre et tout l'intérieur de la construction descendus à coups de latte et de pioche, je m'aventure pour l'évacuation progressive des gravats. Le futur combustible doit rejoindre un feu salement enfumé par l'humidité ambiante. Tout à ma tâche, je sélectionne ce qui est digne d'alimenter les flammes ravivées par une rasade d'alcool à brûler. Sans prévenir, un clou rouillé pique en profondeur la plante de mon pied gauche, et ce jusqu'à la veine.
Chaussettes et chaussures-qui-courent-vite (expres­sion par laquelle je désignais, petiot, mes tennis) ôtées, je vois le sang pisser comme une pleureuse. Heureusement, Heïm est là. Transport par Karl dans une brouette, le pied blessé levé au ciel ; trempage du panard dans de l'eau brûlante et javellisée ; pression sur la blessure nettoyée ; petit pansement pour faire joli.

Samedi 21 février
Vu hier, dans le Bouillon de Pivot, l’immanent ministre de la culture. Avec Dumas, Lang occupe la même fonction ministérielle depuis douze ans. Fanfan les a épargnés, reconnaissant en eux une qualité inaltérable. A côté de Jack, le chenu Pierre Boulez à la tête, je crois, du buvard à milliards, l’obèse opéra Bastille.

Vendredi 26 mars
Pas de quoi être fier de ma pomme. Les sociétés du Groupe Ornicar, la seru en tête, tutoient le bord du gouffre. Très mauvaise gestion à ma charge. Je me comporte comme un cadre supérieur, non point comme un chef d'entreprise. La plupart des impulsions naissent sans moi. Je ne tire jamais les conséquences des désastreuses analyses de rentabilité que je peux faire. A ces inconséquences professionnelles s'ajoutent les difficultés conjoncturelles, un sabotage de la Poste, une baisse de la qualité du travail éditorial. L'inexorable déliquescence de tout mon être n'a pas permis le redressement.
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O, le 7 avril 1993
Kate, ma demoiselle,
Ces quelques tirades vagabondes pour retenir en communion l’alchimie amoureuse qui naquît en rase campagne du Santerre.
Equilibristes transfigurés, nos muscles se mêlent d’une même poussée salvatrice. Par bouffées, nous aspirons l’élément vital qui flotte, tournoie, frôlant nos épidermes échauffés. La tuyauterie veineuse fonctionne du tonnerre, ma tendre !
La petite route entraîne toujours plus en avant ; l’un vers l’autre, nos bouches se joignent furieusement, dégageant le fruit de ta soupçonnée coquinerie. Crois-moi, ma belle en cheveux, l’escapade en vélocipède fait fructifier le tissage complice et raffermit le mollet.
Pour ne point perdre des pneus la bande d’asphalte, je reste les yeux rivés sur le proche horizon. Ma ligne de mire dépasse difficilement le mouvement de hanches de ma compagne de route.
Trente mille mètres avec ma brune sirène cristallisent doucement les sentiments dans ma carcasse fatiguée.
Tendrement ma douce, Loïc alias « Mon Lolo ».
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Vendredi 23 avril
1h50 du matin. Hier soir, alors que je m'essaye au collage des étiquettes de Téladresse pour l'opération Verdun, Alice entre dans ma chambre, en larmes, portant le corps chaud et inerte de la chatte, mère de Nono, trouvée au milieu de la route devant la grille du château. Elle est désemparée et tente de trouver un souffle de vie dans cette gueule crispée, une étincelle dans les grands yeux vitreux. Je suis profondément ému et affecté. La chatte déposée sur la moquette rend quelques filets de sang. L'hémorragie ne fait aucun doute. J'appelle Heïm (victime à ce moment d'un gros malaise) pour le prévenir de ce malheur.
A chaque jour sa nouvelle emmerde. J'ai profondément failli à ma tâche. Je n'ai en rien su répondre à la totale confiance que Heïm avait mis en moi. Je ne sais jusqu'où ce sida mental, comme dirait Pauwels, m'entraînera, mais le mal provoqué est considérable. Découillé par ma relation à la femme, détestable source de renoncement quotidien dans l'insatisfaction constante. Le Gradus ad Parnassum s'étalera-t-il dans un cul-de-basse-fosse ?
Encore trop indulgent à mon endroit : la pendaison, et avec du mauvais chanvre. Mais cette pratique n'est point courante dans nos contrées, et le suicide ne serait que la preuve d'une lâcheté et d'une très monstrueuse connerie. Me battre avec conscience et détermination : tel est le moindre mal que je pourrais apporter.
Cette transformation de toute ma personnalité semble être davantage la révélation de toute la merde qui sommeillait en moi. Tout ceci à cause d'un mauvais dépucelage. Pas du tout la faute à ma petite Kate que j'aime, mais à la manière dont notre relation s'est construite. Le bilan ne change pas pour autant, et il est pour le moins désastreux. Failli je suis : espérons que je n'ai pas condamné à la déchéance progressive le reste de mon existence. Si oui, il faudrait m'isoler de tout ce que je peux salir.


Dimanche 25 avril
Vu, sur recommandation enflammée de Heïm, le film d'Alain Corneau, Tous les matins du monde. Œuvre d'exception, rare en tous points : des images d'une perfection esthétique, une lumière transfigurante, un Jean-Pierre Marielle au-delà de la génialité dans l'incarnation.
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A l’attention de Kate
Le 19 mai 1993,
Ce n’est plus un mystère, sa perdition est totale.

Puceau, il rayonnait, déterminé à ne rien épargner aux médiocres, accroché à l’idéal projeté pour sa vie future.
L’épanouissement devait venir de l’action.
Une fois l’asticot trempé, l’Attila se mit à planter son gazon, prenant garde à conserver cet acquis précieux.
La tendresse amoureuse entrecoupait la lutte intestine entre les deux tourtereaux. Rien ne semblait évoluer fondamentalement. L’attachement prenait des teintes plus fraternelles que maritales.
A chacun de ses recueillements nocturnes, d’obsédants voeux échauffaient ses circuits : la tendresse passionnée d’une femme attentive, la capacité à suggérer le bonheur d’union. Il n’ignorait en rien les difficultés antérieures de cette demoiselle, mais il savait également qu’elle avait déjà éprouvé ce sentiment sauvage qui flambe l’âme.
La femme vit authentiquement ses instants de bonheur, mais les souvenirs se sélectionnent en fonction des arguments avancés.
(A suivre...)
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Samedi 26 juin
Cet instant de répit pour tracer froidement les épreuves, les manquements et les efforts de ces dernières semaines.
La santé des sociétés préoccupe de plus en plus tant le pourrissement y est consubstantiellement inscrit. Mon désordre moral se découvre plus nettement la fuite des jours s'accentuant.
La qualité d'un chef d'entreprise consiste non point à se perdre dans les tâches subalternes, mais à déterminer l'évolution vitale de sa société, à faire appliquer ses décisions, ce qui suppose un contrôle sans faille. C'est aussi, et surtout, savoir motiver ceux qui se battent à vos côtés. La légitimité est subséquente à la qualité et à la durabilité de tout pouvoir exercé.
Contrôle et art de motiver, les deux mamelles économiques dont je suis privé. Mon rapport à l'autre est vicié à chaque instant, et j'ai un sens aigu de la psychologie cromagnonne.


Dimanche 27 juin
Mon destin et toutes ses fioritures font leurs petites traînées sans grande saillance. Le temps s'échappe comme un rail de poudre en combustion sans que je parvienne à maîtriser mes actions. L'énorme gâchis que j'ai provoqué ne se rattrapera jamais. Dans l'ombre, avec humilité, me battre contre mes penchants fondamentaux et travailler : telles sont les croix à porter.
Venu sur Paris voir mon banquier pour obtenir un prêt personnel, histoire de payer impôts, mutuel, abonnements, d'acheter quelques fringues et godasses avant d'être en guenilles, et de faire un apport à la SCI du château d'Au. A 16 heures, au pas de course, je pointe vers la voie 13 de la gare de l'Est : ma Kate est là, resplendissante, fraîche de partout et colorée comme une friandise. Nous passerons une douce soirée et une matinée de tendre farniente.

Octobre

Samedi 9 octobre
Pas écrit une syllabe depuis belle lurette. Je reprends la plume pour laisser trace des divers changements qui s'opèrent actuellement. Deux principaux à l'affiche : je retourne à Paris me battre, crocs en avant et Dalloz en poche, afin de sauver mon entreprise de la faillite ; je vais très probablement mettre fin à ma relation sentimentale avec Kate.
La décrépitude de ma personnalité a créé des pertes considérables. Nous avons été contraints de décider des licenciements économiques pour que survivent les autres salariés. Les projets foisonnent, mais la dette globale est très lourde et les hommes qui animent les sociétés sont, pour la plupart, moi en tête de proue, à la limite de l'inaptitude. Mais bon, il faut se relever ce qu'il reste de manches et foncer vers l'espoir.
Il faudra que j'explique, d'abord à moi-même, comment j'ai pu me laisser dériver vers ce naufrage humain, existentiel. La cause principale, nous la connaissons tous : ma relation avec Kate. L'incompatibilité a tout ravagé. Je sais maintenant, malgré les sentiments qui persistent à son égard, que nous ne pourrons jamais envisager autre chose qu'une destruction mutuelle. L'antagonisme est trop prononcé, et l'insatisfaction réciproque trop à fleur de peau. Je ne veux pas continuer à entraîner Kate vers ce cul-de-sac affectif. Toutes les méthodes ont été testées vainement. Mon cœur est serré, mais je dois me résoudre à cette décision salutaire pour nous deux. Nous n'aurions jamais dû nous choisir.
Je ne veux point de rupture « bête et brutale » à la Brel. J'apprécierais d'autant plus Kate, sa féminité extrême, sa charmante compagnie, si je ne suis plus miné par la quotidienneté d'un amour maladif. Je tiens à inscrire ici mon sentiment profond : Kate n'est en aucun cas responsable directement de ma déliquescence. Notre rapport, mon incapacité à ouvrir cette jeune fille, m'ont coûté l'essentiel de mon âme, de ma dignité humaine. Je sais parfaitement que ces composants immatériels sont uniques à chacun d'entre nous, et que je ne pourrais reconstituer que des ersatz. J'ai joué, j'ai perdu, tant pis pour moi. J'espère simplement n'avoir pas trop détruit la vie de toute ma famille, et que Kate trouvera le bonheur. Non, non je ne me mettrai pas à prier.
Petit regard à l'extérieur de mes tourments. Je reviens du château d'Au, vers le château d'O. Encore une merveilleuse journée de labeur, constructive dans son essence. Nous nous attelons à la réfection des pièces : ponçage, grattage, peinturlurage s'effectuent en chœur. Plaisir intense de participer à la renaissance esthétique d'un intérieur.
L'actualité, je la suis d'une oreille ensommeillée, à six heures du matin, sur France Info, et d'un œil distrait à la Grand-messe du Vingt heures.
Réconciliation israélo-palestinienne autour du joufflu Clinton le Comique, président des Etats-Unis paraît-il.
Balladur, notre Premier ministre cohabitationniste, mène gentiment sa politique, auréolé d'une popularité massive. Les Français se montreront-ils fidèles jusqu'au bout pour une fois, en dépit des changements illusoires de leur situation ?
La feue Yougoslavie et Sarajevo, ville symbole du martyr, sont toujours tripes à l'air. Moi, imperméable au conflit. L'absurde de ces combats est si prononcé que ça dégoûte de toute intervention. Quel misérable bout de terre mérite-t-il que l'on massacre à tours de bras croates, musulmans et autres ? L'involution règne en maître.

Vendredi 15 octobre
0h40. Ma relation amicale avec Kate est décidée. Je veux cesser notre relation quotidienne empreinte d'une tendance névrotique. Ce soir au téléphone je lui explique mon désir que l’on ne s’appelle ni ne se rencontre pendant un mois, le temps de se reconstituer chacun de son côté, et de repartir dans une relation amicale, saine et sans perturbation.
Ma personnalité ne doit plus faire ces soubresauts entre décomposition et éphémère reconstitution.

Dimanche 17 octobre
0h29. Silence dans le château. Douillettement, à l'horizontal dans mon plumard, je peux profiter de cette quiétude en puissance pour me triturer un tant soit peu l'intérieur. Mon incapacité à la relation humaine m'a coûté le brillant avenir qui m'était promis. Je ne dirige plus aujourd'hui qu'un monceau de ruines.

Dimanche 25 octobre
Pas beaucoup de penchant pour l'écriture ces temps-ci. Mon destin prend une mauvaise couleur. Je dois me battre comme un forcené si je veux avoir une très infime chance de m'en sortir.

Décembre

Dimanche 5 décembre
Minuit et demi. De retour d'Au, que je n'avais pas vu depuis de nombreuses semaines, en partance imminente pour Paris (mon réveil sonnera à cinq heures), je profite de cet instant de calme solitude, seul dans le château d'O, pour croquer en quelques lignes l'état des choses.
L'accélération du désastre dans les sociétés du gie Ornicar m'a propulsé gestionnaire de crise. La part essentielle de ma responsabilité dans ce naufrage m'a conduit naturellement à prendre la présidence du groupement et la gérance de la sebm et d'Odilivre. Rassemblement de toutes ces structures en perdition à Paris, rue de l'Ouest, dans l'immeuble (rénové) où j'ai résidé petiot avec pater-mater. Comme les déchéances se retrouvent...
Aparté : dans le train à destination d'Amiens, j'assiste à une aube bleu turquoise où la pureté hivernale s'exhale de la transparence des cieux. Magique naissance du jour seigneurial où les dégradés font bon ton. A tous les désespérés grassement romantiques : levez la tête et vous vous réconcilierez avec le monde. La maladie, la faim et la souffrance physique sont les seuls maux justifiant un abattement passager.
Objectif de funambule enragé : tenir le plus longtemps possible et, lorsque le fil deviendra intenable, s'évertuer à rendre la chute aérienne. En détail, je vogue entre le téléphone, les courriers, les procédures en cours et les convocations au tribunal d'ici ou là. A cela s'ajoutent une tonne de chèques sans provision émis par les sociétés que je gère, les retards énormes pris dans la comptabilité et la sortie des comptes annuels, les paiements minimums à assurer (paie, dépenses caisse, etc.).
Les sanctions éventuelles qui pourraient être prononcées contre moi ne m'inquiètent pas, je les assumerai jusqu'au bout. En revanche, toute mon action doit avoir pour objet principal que personne, parmi les gens que j'aime et qui m'ont fait confiance, que j'ai quelque part abusés, ne soit éclaboussé par cette gabegie. Nulle tendance masochiste dans cet étalage ; simple honnêteté face au temps qui passera. Si un soupçon de moralité peut transparaître, je me dois de le consigner ici.
Kate ne m'a pas rappelé. Je crois que nos chemins se sont définitivement séparés. Quel gâchis, toute cette histoire !
Cette existence, qui devait rayonner à tout instant, s'avachit dans une mare mouvante où la première des déficiences est l'incapacité d'appréhender quoi que ce soit. Honnêtement, je pense avoir des cases vides ou très mal agencées.
J'ai très nettement l'impression d'avoir loupé mon départ. L'existence passe comme un éclair, je ne sais si j'aurais l'opportunité de construire autre chose. Chance incalculable pour moi de n'avoir à assumer que des soucis professionnels. Si la maladie et la douleur physique s'y ajoutaient, le choc quotidien serait trop rude.
Si je peux faire patienter avec intelligence et subtilité le beau et énorme monde des créanciers de tous poils, le temps de préparer une sereine liquidation en cas d’impossible redressement, je peux avoir l'âme en paix.
Revu Elodie D., une ancienne camarade de faculté, petite poupée blonde très agréable et bien équilibrée. Très reposant moment en sa compagnie. Je précise, à mon grand regret, que cette demoiselle est déjà en quasi-ménage.
Pas vu mes pater-mater depuis des mois, et je n'en ressens nul besoin et envie. Je me trouve déjà suffisamment médiocre pour ne pas chercher à m'en rajouter une couche. Idem pour frères, cousins, tantes, oncles et autres accointances héréditaires.

Dimanche 12 décembre
Je me dois d'inscrire ici les investigations menées dimanche dernier. Objectif : retrouver Aurore mon premier amour.


Je me suis rendu dans la ville où elle réside et, interrogeant l'autochtone, je découvre rapidement sa maisonnette. Pas de chance, elle est à Paris pour garder des gniards m'apprend sa mère. Je récupère au passage son numéro de téléphone qui m'avait tant manqué à l'époque. Insatisfait malgré tout, je suis résolu à intercepter la demoiselle à la gare Montparnasse.
Les retrouvailles ont lieu. Fantastiques impressions. Sa silhouette ne m'a pas échappé un instant. Sa bouille tendre et pathétique, son corps finement épanoui, sa voix fluette et chantante : ma douce muse, comme à son origine.
Mes quelques expériences éphémères ne m'apportent rien. Mon besoin de stabiliser une relation douce et sensuelle s'érige, plus urgente que jamais. L’entente instinctive avec cette belle demoiselle est un gage de sécurité, si sa psychologie ne flanche pas encore. Elle s'est donnée sur tous les plans, et je la sens nettement plus confiante. Il nous faut cette fois nous découvrir au plus profond et nous faire du bien, nous rendre heureux. Voilà ce qui doit tisser notre rapprochement.
Je veux garder cette relation-résurrection secrète tant que je n'aurais pas prouvé, par mon comportement et mes actions, qu'elle a une influence positive et grandissante. Je veux laisser faire le temps.

Mercredi 15 décembre
Tout juste minuit me faisant passer au jeudi. Je viens de fermer mon vieil ordinateur, un Compaq de Mathusalem (qui n’a de portable que la classification commerciale) bruyant et lent comme seules peuvent l’être les reliques informatiques. Journée qui s'achève studieusement ma foi.
J'ai reçu aujourd'hui une carte grand format, luxueuse avec photo en couleur, de mon pater pour m'annoncer la naissance, le 17 novembre, d'Alex, rejeton de la nouvelle fournée decrauzienne. Je leur ai répondu par une gentille lettre. Comme je l'explique, j'ai opté pour le retranchement et je n'ai pas envie d'aller me baigner dans des milieux d'accointances héréditaires.
L'actualité n'a plus le beau rôle sous ma plume ces temps-ci. J'y reviendrai avec délice bientôt.
Minuit et sept minutes sur France Info. Chez moi aussi alors ! Je dois vite aller ronfler, mon réveil étant programmé pour beugler à 4h55. Bonne nuit les petits...

Jeudi 16 décembre
Une journée de plus dans la gestion de la crise. Par des courriers tous azimuts, j'essaie de faire patienter les créanciers les plus pressants.

Samedi 18 décembre
Folle journée en cours. Nuit blanche comme préliminaire, je me suis investi de la mission de convoyer un précieux ouvrage que nous devons exhumer. Lieu de destination : Epinal, petite commune vosgienne dont j'ai pu vérifier la sagesse. Sage comme une image : les gamins n'ont qu'à bien se tenir.


Train à l'aube qui devient très vite pour moi le ronfloir idéal. La puissance soporifique du cheval de fer, de l'espèce corail, est pour moi sans égal, sitôt que le terrain physiologique est favorable. Peu importe alors l'attrait du scribouillage ou du paysage : le plaisir envoûtant du bercement sur rail submerge ma conscience curieuse.
Rendez-vous avec le nouveau responsable de la bibliothèque municipale installée dans une imposante bâtisse, du XIXe siècle, aux inspirations architecturales d'époque romaine impériale. Il me raconte que cette folie immobilière doit son existence à un particulier avec le sou qui, après cette érection, le perdit et se fit sa petite décadence d'Empire. Le lieu, maudit pour le commerce, ne pouvait plus servir qu'à engranger le savoir livresque détaché des contingences pécuniaires.
Me voilà en charge du bel ouvrage de Karl Charton (Revue pittoresque, historique et statistique des Vosges), truffé de superbes lithographies de Ravignat.
De retour vers Lutèce. Le paysage qui file sous mon regard apaise les sens et développe l'envie d'exister : il se courbe et se redresse magnifiquement, offrant encore des teintes automnales en pastels enchanteurs. Voilà ma vieille habitude de poéter qui reprend le dessus.
Un peu d'actualité que diable ! Quoi s'est il passé donc pendant ce temps tout ? Désordonné-je. Rien de bien fracassant à vrai dire.
Balladur nous a négocié, d'une poigne ménageant la chèvre et le chou, les accords du gatt qui vont donner naissance à l'omc (Organisation mondiale du Commerce) comme il existe déjà l'oms. Enfin on pourra, non seulement soigner sa grippe, mais acheter ses saucisses en toute tranquillité. Tout le monde, hormis quelques teigneux irréductibles, reconnaît l’habileté du Grand-Tout-Mou (sic Les Guignols de l'Info, Canal +) à se dépatouiller dans cet imbroglio d'intérêts contradictoires. Chapeau Edouard ! Voilà qui mérite quelques bons points de plus... sur l'échelle sacralisée des satisfaits de bva-Ipsos.